12 11 22 – Après une décennie de rachats frénétiques de domaines bordelais, les investisseurs chinois rebroussent chemin. Le tour de vis des autorités chinoises contre les sorties de capitaux y est pour beaucoup. Mais aussi le choc des cultures avec les employés français
Article © Bloomberg.com – Alexandre Rajbhandari Finance Reporter Bloomberg News et Evelyn Yu / Courier international
Posé en bordure de l’estuaire de la Gironde, dans le sud-ouest de la France, le château (ou chartreuse, localement) rose de Loudenne, est situé au cœur de 48 hectares de vignes dévalant vers le fleuve. Il y a peu, sur la terrasse ouvrant sur la baie, on voyait encore flotter en haut d’un mât l’étendard de son ancien propriétaire – la plus grosse entreprise de Chine continentale [à capitaux majoritairement publics] cotée en Bourse. Le groupe Kweichow Moutai a acquis cette propriété du XVIIe siècle en 2013 afin de produire du vin à destination de la classe moyenne émergente chinoise. Son incapacité à tenir ses engagements a toutefois précipité la faillite du vignoble, qui a été revendu en mars dernier à une entité française. Aujourd’hui, les nouveaux propriétaires tournent la page sur la décennie perdue de Loudenne, où il ne reste pratiquement plus aucun souvenir de l’ancien maître des lieux, à l’exception d’une bouteille de baijiu, l’alcool blanc de prédilection des Chinois, exposée dans l’un des salons. « Ils n’ont pas su développer l’activité vin, explique Philippe de Poyferré, directeur général du domaine. Pour eux, cela n’avait plus aucun sens de continuer à exploiter Loudenne. »
La mésaventure de Moutai à Loudenne n’est que l’un des nombreux exemples des espoirs déçus des investisseurs chinois, qui, ces dix dernières années, ont engagé des millions de dollars dans des vignobles français, alléchés par des réussites comme celles de Jack Ma, patron du géant chinois du commerce électronique Alibaba, et l’actrice Zhao Wei, vedette du cinéma chinois. Pour ces nouveaux riches chinois, entrer dans le cercle des grandes fortunes venues des États-Unis, du Royaume-Uni et d’ailleurs pour racheter des vignobles du Bordelais constituait le symbole suprême de la réussite sociale.
Or un faisceau de circonstances défavorables – la campagne des autorités de Pékin contre les dépenses ostentatoires et les sorties de capitaux, la pandémie et le choc des cultures avec les employés français – leur a barré la route de la réussite. Alors qu’ils avaient été pendant dix ans les premiers investisseurs étrangers du marché, ils sont actuellement en train de disparaître rapidement du paysage. La société de conseil en investissement Vineyards-Bordeaux, une filiale de Christie’s International Real Estate, qui a vendu 13 domaines au cours des quatorze derniers mois, n’a reçu aucune offre d’acquéreurs chinois.
Ce retrait est emblématique d’une tendance plus générale qui voit les entrepreneurs chinois renoncer à d’ambitieux projets d’expansion à l’étranger dans un vaste éventail de secteurs, des produits de luxe jusqu’à l’assurance. Depuis quelques années, la Chine surveille en effet de plus près les dépenses d’acquisition de ses plus gros groupes, tels que HNA Group Co. et Fosun International Inc., qui s’étaient adjugé des actifs à valeur de trophées, comme le Milan AC et le Club Med. Les responsables politiques chinois, soucieux de renforcer le yuan, s’emploient également à contrôler plus strictement les dépenses chinoises à l’étranger.
De plus en plus d’hommes d’affaires chinois qui ont investi dans des domaines viticoles français cherchent aujourd’hui désespérément à se désengager. Beaucoup ont essuyé des échecs bien plus cuisants que Moutai à Loudenne. Au château de Grand Branet, une propriété appartenant au conglomérat chinois Dalian Haichang Group Co., un cadenas et une chaîne rouillés sur le portail d’entrée et des volets fermés sont des signes qui ne trompent pas : le lieu est totalement à l’abandon. Moutai et Haichang n’ont pas souhaité s’exprimer sur leur expérience viticole française.
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Lorsque j’ai été contactée et que j’ai rencontré Alexandre Rajbhandari et Evelyn Yu, je leur ai raconté les faits mais je leur ai surtout parlé des Chinois propriétaires qui réussissent. Comme Alexandre ne les a pas évoqués, je vous joins des conversations que j’ai eu avec des responsables de domaines bordelais de propriété chinoise :
Il est propriétaire de Château L’Hermitage Lescours à Saint-Sulpice-de-Falaeyrens – c’est une Saint-Emilion Gand cru, et également de Château Mongiron à Nérigean – c’est un Bordeaux supérieur de l’Entre-deux-mers, et ce depuis le 22 octobre 2018. Olivier de Lapeyrière est l’interlocuteur français de Owen Hong : « Owen Hong a passé deux semaines dans ses châteaux en décembre 2019, avant la pandémie, comme il le faisait tous les deux mois depuis ses achats. Puis il n’a plus pu venir pendant ces trois dernières années à cause du Covid et des restrictions de son gouvernement. Owen continue à suivre quotidiennement la gestion de ses vignobles à distance grâce à la visio-conférence de WeChat que les chinois utilisaient déjà beaucoup avant les confinements. Des présentations et des dégustations sont également organisées en simultané en visio avec les clients chinois. Ces dernières années, Owen Hong a maintenu et développé encore son réseau de membres de son Club chinois le ‘’Champlus wine club’’ malgré les longues périodes de fermeture, et si les exportations en Chine ont été freinées, ses vins vieillissent alors dans ses caves bordelaises. Pendant la pandémie tous les salaires ont été maintenus et payés car le travail de la vigne n’a pas été stoppé bien évidement ; tout le monde a continué à travailler car Owen valorise ses châteaux et prend soin de ses équipes. Il a même envoyé en grand nombre des masques de Chine : il n’était pas question que les vignerons perdent l’odorat à cause du Covid, alors que la France manquait de protections. » Après une tournée en Suisse et au Royaume-Uni, Owen Hong est arrivé début octobre 2022 dans le bordelais et restera deux mois dans ses deux châteaux.
Château Bernadotte a été acheté en décembre 2012 par le groupe King Power de Antares Cheng. Ce groupe, basé à Hong Kong, est propriétaire en France des bijoux Agatha depuis 2006 ; il distribue des produits de luxe : montres Cartier, cognacs Hennessy, Rémy Martin et Martell, le champagne Dom-Pérignon et les vins de Lafite-Rothschild. Il est spécialisé dans l’alimentation, l’immobilier, l’industrie manufacturière, les sports, les loisirs et le développement de ses marques à travers le monde. C’était la 1ère acquisition d’Antares Cheng dans le vin, la 1ère étape d’une stratégie de développement à long terme. Un réseau de 500 points de vente dans le monde est exploité par son groupe, et en particulier le Duty free. Il a permis le développement de Château Bernadotte sur le marché international. Le vignoble du Château Bernadotte produit un vin rouge Cru bourgeois sur ses 38 hectares en Haut-Médoc. La Direction générale de Château Bernadotte a été confiée à Guillaume Mottes. Ancien directeur de différentes propriétés du Médoc, il connait l’Asie : depuis 2010, il est le consultant de différentes propriétés en Chine. « Bernadotte dépend de Hong Kong, son actionnaire. Ce n’est pas une danseuse pour lui, le domaine lui tient à cœur. A cause de la covid, sa circulation s’est compliquée avec les quarantaines et il n’est pas venu au château. Nous avons une autonomie financière dû à la bonne commercialisation. Il a financé le stock sans soucis. Mais la Chine a interdit aux investisseurs de Hong Kong de sortir du cash sauf si c’est en achat d’actifs. D’où les bâtons dans les roues pour passer des fonds entre HK et la France, mais il s’est débrouillé avec des achats d’actifs. C’est la géopolitique mondiale qui est en cause. Il n’y a plus de containers, plus de bateaux, des ports au ralenti, des commandes en attente de containers ; sur les 20 pieds et les 40 pieds les délais sont de 30 jours à 60 jours, même vers les USA. Le temps de livraison est long donc le renouvellement est long. Chez nous à Bernadotte, les vins se gardent, les travaux dans le vignoble se font. Mais on constate que l’engouement viticole général se morfond, et on ne sait pas pour combien de temps. » En 2018, Bernadotte a eu deux étoiles au guide Hachette. Il est toujours Cru Bourgeois supérieur. Il utilise des bouchons techniques italiens qui annulent les déviances aromatiques. Bernadotte est chinois et maintient sa qualité.
Je dois évoquer Vignobles K qui gère 6 domaines pour 65 hectares de vignes, propriété de Peter Kwok : « Le village de Saint-Emilion reflète le patrimoine de l’UNESCO dans toutes les facettes de son identité : le village, les gens, le paysage et l’industrie. Par conséquent, plutôt qu’en termes de privilège ou devoir, je le vois comme un honneur pour moi et ma famille, de faire partie de la communauté de Saint-Émilion depuis ces vingt dernières années », disait-il. Château Bellefont-Belcier est un Cru classé de Saint-Emilion pour un vignoble d’un seul tenant de 13 hectares sur 20 hectares ; il possède également Château Tour Saint-Christophe à Saint-Christophe-des-Bardes acheté en 2012, Château La Patache à Pomerol acheté en 2012, Enclos Tourmaline à Pomerol, Enclos de Viaud à Lalande-de-Pomerol et Château Le Rey à Sainte-Colombe acheté en 2016. Peter Kwok est un grand amateur d’art. « Un vignoble est comme une œuvre d’art, comme un tableau, avec une différence fondamentale : le vignoble, ‘’you work on it, non stop’’, insistait-t-il. J’ai déjà ce que je recherchais. Dans quelques années nous atteindrons une qualité encore supérieure, c’est mon but. J’ai toujours le rêve de faire mieux ! Si vous ne rêvez pas de cela alors vous vous mettez à la retraite, vous vous retirez ». Château Bellefont-Berlcier a reçu le Best of d’Or de l’œnotourisme en octobre 2022.
L’article de Bloomberg est à charge, malheureusement comme les autres, qui n’évoquent jamais les châteaux ‘’chinois’’ qui se portent bien. Sur les 169 que je recense, les journalistes citent toujours la même vingtaine de châteaux qui ne répond pas à ses obligations. Quid des autres, la bonne centaine ?
Les 169 vignobles français achetés par les Chinois sont décrits. Pourquoi ces vignobles sont-ils en vente ? Pourquoi les Chinois les achètent-ils ?
255 pages et 350 photos de Laurence Lemaire, préfacées par Alain Juppé et Alain Rousset.
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