16 01 19 – Doit-on s’indigner des achats de vignobles bordelais par les Chinois ?
Personne ne doit s’émouvoir de l’arrivée des investisseurs chinois dans le vignoble bordelais. Certains se plaisent à oublier que les acheteurs de vignobles exportent ce vin dans leur pays, et valorisent sa notoriété.
Au XVIIème siècle, les 1ers négociants venaient d’Europe du Nord pour s’installer dans la banlieue de Bordeaux, aux Chartrons ; les bordelais se réjouissent aujourd’hui de la beauté des hôtels particuliers et des chais que ces investisseurs ont bâti alors, des châteaux remarquables du Médoc des familles Lawton, Barton et Lynch (irlandaises), De Luze (suisse, en photo à droite château Paveil de Luze), Cruse (danoise), Schÿler et Schröder (allemandes); leurs héritiers sont toujours aux affaires, comme les anglais Rothschild.
La frayeur ou l’antipathie des uns pour les autres sont dues à une histoire de look, à la méconnaissance de la civilisation et de la culture.
Déjà, en 1983 puis en 1986, le péril venait d’Orient lorsque la firme japonaise Suntory, sous l’impulsion de son président Keizo Saji, a acheté à Saint-Julien Château Lagrange puis Château Beychevelle avec la famille française Castel ; ces châteaux sont des Grands crus classés 1855 et leurs vins sont restés dignes de ce classement.
Non, personne ne doit s’indigner de ces achats.
L’histoire de Bordeaux c’est d’abord Aliénor d’Aquitaine qui a exporté les vins en Angleterre, puis ces vagues d’étrangers qui ont dynamisé les terroirs, des Américains, des Japonais et des Belges ; la santé de la viticulture bordelaise leur doit beaucoup. Aujourd’hui, les Chinois ont les moyens d’investir ; certains prennent des risques ; ils ont une énorme force de distribution et c’est un atout pour le vin de France.
Les 147 propriétés viticoles chinoises en France sont décrites dans mon livre Vin, le Rouge, la Chine.
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Tous les pays pourraient publier un manuel à l’usage de son visiteur ; il devrait expliquer les raisons des différences de comportements avant de les blâmer.
En 1934, le belge Hergé a écrit le 5ème album de Tintin, Le lotus bleu (Casterman 1936) où un jeune Chinois lui fera perdre ses derniers préjugés.
Extrait de la page 43 – Tintin : «… beaucoup d’Européens s’imaginent que tous les Chinois sont des hommes fourbes et cruels, qui portent une natte et qui passent leur temps à inventer des supplices, à manger des œufs pourris et des nids d’hirondelles. Ces mêmes Européens croient dur comme fer, que toutes les chinoises sans exception ont des pieds minuscules et que, maintenant encore, toutes les petites filles chinoises subissent mille tortures destinées à empêcher leurs pieds de se développer normalement. Enfin, ils sont convaincus que toutes les rivières de Chine sont pleines de petits bébés chinois que l’on jette à l’eau dès leur naissance. Et voilà, mon cher Tchang, comment beaucoup d’Européens voient la Chine.» Nos pratiques européennes, différentes certes, étaient tout autant barbares un siècle plus tôt.
Le Français aime ses bonnes manières et son bon goût établis. S’il aime la courtoise, il doit connaître celle de la Chine : pour le Chinois, la politesse repose sur le respect témoigné au supérieur et l’humilité manifestée par l’inférieur. S’il est plus âgé, il ne salue pas une femme en 1er ; il ne donne pas son cadeau à la maîtresse de maison mais à celui qui lui paraît être le plus important. Cette vie à la chinoise, « sans manières ni chichis » disent-ils, n’est pas dénuée de charmes : chacun s’habille comme il l’entend, crache où il veut, hurle au beau milieu de la nuit…Qui cela gêne-t-il si ce n’est l’étranger accoutumé à des comportements différents ? Le Chinois est un rustre pour le Français mais le Français qui se mouche en public est un rustre pour le Japonais. « Rien ne serait plus trompeur que de juger la Chine selon nos critères européens.» disait l’aristocrate irlandais Lord Macartney à son retour en 1794.
Etre humble et respectueux est indispensable pour commercer ; l’étranger opportuniste et vantard n’a plus sa place. Pour ‘’faire affaire’’ il est indispensable de savoir qui est en face de soi afin de le traiter selon son rang voire mieux, quitte à mettre son orgueil de côté. C’est international.
Le Français, réputé arrogant pour le Chinois, doit observer les superstitions comme celle des chiffres. Il doit être ponctuel ; il ne parlera pas de business si son hôte ne l’y invite pas. L’humour français est souvent incompris, prit comme une pique, la ‘’face’’ du Chinois est alors perdue. A table, le Gambei (boire cul sec) est une tradition qui approfondi la relation. Le Français acceptera leur rythme de travail irrationnel, car pour le Chinois c’est une question de survie ; il réagit vite afin d’exister parmi ses milliers de concurrents. La mise en relations, fondamentale en Chine, le wǎng : le réseau, seront proposées sous toutes ces conditions.
Amélie Nothomb écrivait en 1993 : « Aujourd’hui encore, quand je trouve que quelqu’un ne m’admire pas assez, je dispose, au détour d’une phrase, un : ‘’lorsque je vivais à Pékin’’, d’une voix indifférente. C’est une réelle spécificité car, après tout, je pourrais aussi bien dire un : ‘’ lorsque je vivais au Laos’’ qui serait nettement plus exceptionnel. Mais c’est moins chic. La Chine c’est le classique, l’inconditionnel, c’est Chanel n°5. Le snobisme n’explique pas tout. La part du fantasme est énorme et invincible. Le voyageur qui débarquerait en Chine sans une belle dose d’illusions chinoises ne verrait pas autre chose qu’un cauchemar. » ‘’Le sabotage amoureux’’ Editions Albin Michel 1993.
Les Français qui ne sont pas dans les affaires situent l’Empire du Milieu grâce aux reportages télévisés qui diffusent des images de paysages pollués, de tours gigantesques, d’usines du monde, de Droits et de Devoirs… Le 8 novembre 2014 à Bordeaux, la Tribune de la presse titrait : « En cette période de doute qui saisit l’Europe, la puissance économique chinoise fait peur. Les Chinois ne sont-ils pas en train de prendre le contrôle de pans entiers de l’économie européenne, des ports grecs aux vignobles bordelais ? » Pourtant, de nombreux observateurs s’accordent à penser que ce pays sera la 1ère puissance économique mondiale en 2020. La France, dans son intérêt, a fêté dignement le cinquantenaire des relations diplomatiques établies entre les deux pays le 27 janvier 1964.
Elle reste séduisante pour le Chinois. Elle est le luxe. Pour la majorité des investisseurs dans les vignobles, Bordeaux est à lui seul un nom de marque puissant qui symbolise la qualité et l’art de vivre ‘’à la française’’.
Le groupe immobilier familial de Haiyan Cheng a certainement gagné en crédibilité grâce à l’achat de château Latour-Laguens ; ce petit bijou, qu’il restaure depuis, est doté d’un donjon médiéval face à 30 hectares de vignes en appellation Bordeaux, la moins chère : peu importe. Jean-Baptiste Soula dirigeait la propriété « Nous avons fait 400 000 euros d’investissements dans le château et projetons le double, puis 600 000 euros dans les chais », auxquels s’ajoutent 2,7 millions d’euros pour l’achat. Le luxe à la française n’a pas de prix ! Malgré cela, « le regard des autres, des proches ont changé me racontait Jean Baptiste Soula. On me dit ‘’tu te rends compte, ces Chinois, ils sont partout, ils nous copient, ils nous achètent’’.»
Le Français qui s’intéresse au bâti comprendra aisément la fascination chinoise pour les châteaux et leur histoire.
Ils nous copient comme l’élève attentionné tente de copier son maître. Zhang Yuchen, un milliardaire pékinois, s’est offert la réplique du château de Maisons-Laffitte. Une copie de la pyramide du Louvre (du chinois Leoh Ming Pei), permet l’accès au château franco-chinois de groupe viticole Dynasty. La Chine a dupliqué 5 villes européennes. Lire https://www.hebdovinchine.com/chine-repliques-villes-europeennes/
Un agent immobilier m’expliquait : «la différence de culture et leurs méthodes agacent les cabinets d’avocats et les notaires : une signature est parfois l’aboutissement de 3 ans de négociations, souvent âpres à cause des discussions sans fins entre les 2 parties chinoise et française. Les hésitations et le manque d’expérience de ces acquéreurs conduisent à des retards dans les prises de décisions. Les disparités et nuances importantes entre les 2 systèmes juridiques prolongent la négociation. Le Chinois est imprévisible, une transaction est certaine seulement lorsqu’elle est signée et payée.»
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De Loudenne (en photo à gauche) à Chadenne, on entend les mêmes évidences : «la différence entre nos 2 civilisations et la barrière de la langue sont sources de problèmes.» Un gérant bilingue est indispensable au château ; il est le lien entre le personnel français et son propriétaire qui vient trop rarement en France ; les derniers acheteurs l’ont compris et embauchent immédiatement des étudiants chinois de Bordeaux. A Lugagnac (photo au centre), le groupe Yofoto a gardé tous les salariés ; il a embauché un représentant français parlant le chinois. Château Bernadotte est la 1ère acquisition d’Antares Cheng dans le vin ; c’est Guillaume Motte, déjà conseiller pour un vignoble en Chine, qui dirige l’exploitation. Lina Fan dirige Clos des 4 vents à Margaux, Yuxue Claverie-Li gère Château Lavergne Dulong (photo à droite), Sophie Baron représentait Cellar Privilege, Rui Jiang assiste l’équipe de Château La Baronnerie ; au Château Bel Air en Castillon Maurice Chia Wen, une franco taïwanaise, trilingue confie : « au château Bel Air, les salaires ne sont jamais versés en retard », ce qui n’est pas le cas de Château Loudenne condamné en septembre 2017 à payer ses employés.
Les propriétaires qui ne sont pas aimés des locaux, sont ceux qui ont acheté pour ‘’la face’’ plus que pour l’amour du vin. Cette ‘’danseuse’’ fini par coûter trop chère pour 20% d’entre eux. Un vigneron m’expliquait : «Ce n’est pas parce qu’on achète un château que tout est fait : il y a énormément de travail. Souvent, les acquéreurs étrangers n’ont aucune idée de l’investissement qui suit l’achat d’un vignoble. L’équipe française est la mémoire d’un domaine ; il faut lui donner les moyens financiers pour faire du bon vin.»
Ces riches chinois sont mal aimés, jalousés par la population locale qui n’a pas les moyens de racheter les châteaux mis en vente. Ainsi, tous restent discrets. Certains acquéreurs sont confrontés au manque de confiance de l’équipe française en place, à cause de ceux qui sont ‘’épinglé’’ par la cour des comptes chinoise, à cause des mesquins, des mal polis.
L’Histoire de France et nos splendeurs sont magnifiées en Chine par des investisseurs souvent incompris des français.
Pourtant, ils n’achètent que des châteaux en vente !
Jinshan Zhang a acquis Château Grand-Mouëys et Mickael Bömers a été délivré de son domaine mis en vente depuis 4 ans. Le voisin de Château de Viaud acheté par le groupe Cofco me racontait : «Si demain un Chinois ou un autre me fait un chèque pour mon domaine, je pars ; si Cofco a besoin de ma maison pour loger ses administrateurs, on verra, pourquoi pas ? On est tous vendeurs ; ce n’est pas avec le régime actuel qu’on va pouvoir transmettre nos biens. Mes 3 enfants et mes 10 petits-enfants ne peuvent pas payer les droits de succession, ce n’est pas envisageable. C’est dramatique. J’espère juste que les acquéreurs chinois garderons notre savoir-faire et poursuivront notre travail.»
En août 2012, Philippe Moysson a vendu le Château Bel Air de Blasimon à Zhi Gen Lai, un riche industriel de Shanghai. « Ma famille a acheté ce domaine en 1929, dit Philippe Moysson. Malgré une ouverture sur des marchés à l’export, mon chiffre d’affaire était trop faible par rapport à mes frais d’exploitation. La propriété était en vente depuis une dizaine d’années. Une centaine d’acheteurs américains, russes et chinois l’ont visité. Zhi Gen Lai a accepté mon prix sans discuter ; il était pourtant au-dessus du cours du marché.»
Les lois françaises sont strictes, chaque commune a son plan local d’urbanisme précis. Une propriété viticole n’est pas une usine, elle n’est donc pas dé-localisable.
‘’Un’’ terroir c’est l’association du sol, du climat, des hommes et de la technique : un terroir est inimitable.
«La ruée vers l’or rouge va-t-elle donner la fièvre jaune ?» se demandait Georges Haushalter, ancien président du CIVB Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux.
«En Chine, le business se fait autour de la table. Socialement c’est bien si je peux parler du vin ; c’est la preuve de ma bonne culture générale», me dit un étudiant chinois.
Depuis 1996, le gouvernement chinois encourage la consommation d’alcool sous forme de vin ; il enraye le baijiu (alcool blanc) qui titre 40° et plus, afin de garder la production de céréales alimentaire.
L’amour croissant des Chinois pour le vin est une ouverture sur le monde. Ces consommateurs sont les riches, les hommes d’affaires et les jeunes citadins essentiellement.
Pan Sutong est propriétaire en Californie à Napa Valley du domaine viticole Sloan Estate. Il expliquait les raisons de ses 3 achats en bordelais : «Avec l’expansion économique forte de la Chine, l’accroissement du nombre de consommateurs aisés, et l’explosion de la demande de produits de luxe qui l’accompagne, le secteur du vin est devenu un des principaux bénéficiaires de ces tendances. (…) Mes 3 acquisitions en Gironde permettent d’établir une présence à Bordeaux, considéré comme le principal centre de production de vin au monde».
Le Bilan du CIVB Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux indique que les 1ères destinations des vins de Bordeaux en valeur sont la Chine, le Royaume-Uni, Hong-Kong et les États-Unis – Notez que Hong Kong reste séparé de la Chine continentale. En 2014, le Chinois consommait 1,3 litre de vin, l’Américain 20 litres et le Français 60 litres environ.
Le philosophe Lin Yutang a écrit en 1938 dans ‘’L’importance de vivre’’ : « De tous les peuples, ceux qui ont le plus de points communs, ce sont les Français et les Chinois : sens du raffinement, goût pour les mots, la peinture, la cuisine, une vénération pour l’éducation, goût pour l’humour, l’humour pour rien, pour se faire plaisir, pour communiquer.»
Depuis les hauteurs de son château, un Belge installé ici depuis trente ans, apprécie ses voisins anglais, français puis allemands, aujourd’hui chinois. « Bordeaux est international depuis longtemps, c’est une évolution normale, dit-il. Une bouteille de Bordeaux pour un Chinois, c’est un bout de France, un peu de mode de vie occidentale, le luxe.»
La différence est aussi une histoire de goût.
En Chine, le Rouge symbolise le luxe et le bonheur. Il faut comprendre la culture chinoise pour bien vendre la culture française.
Lorsque nous prenons nos différences culturelles trop au sérieux, le monde se rempli de troubles.
La Chine de plus en plus attirée par le vin, et par le vin français : 162 vignobles sont chinois en France.
Lire :
les 162 vignobles français achetés par les Chinois sont décrits. Pourquoi ces vignobles sont-ils en vente ? Pourquoi les Chinois les achètent-ils ? 256 pages et 350 photos de Laurence Lemaire, préfacées par Alain Juppé et Alain Rousset.
PDF mis à jour au quotidien 8€. Version papier ré édition tous les 3 mois 20€, en vente en librairie, sur ce blog et sur le site www.levinlerougelachine.com
2 Comments
Joli résumé
Article à lire et relire sans modération.